jeudi 22 septembre 2011

AÎN-BENIAN-GUYOTVILLE/LA MADRAGUE-EL.DJAMILA


«Ici, c’est la Côte-d’Azur, avec le piment en plus.» (Annotation d’une illustre personnalité française sur le livre d’or d’un restaurateur d’El Djamila
(18 janvier 2000).
Le Purgatoire – représentation eschatologique postmortem inexistante en Islam — est défini par les textes religieux chrétiens comme le lieu où se purge et s’expie la faute originelle dont l’Eden a été le décor et l’instrument. Située selon le génial écrivain italien Dante, auteur de la Comédie Divine , aux antipodes de Jérusalem, le purgatoire semble, depuis début septembre de cette fin d’année, avoir trouvé meilleur site pour la domiciliation terrestre de sa divine mission de «salle d’attente» entre l’Enfer réel des uns et le Paradis promis aux autres : le paisible site touristique situé à l’ouest d’Alger de «La Madrague- El-Djamila» qui est, pour les besoins de la cause, déclaré zone «extra-territoriale».
Ayant reçu à l’origine le nom poétique de madrague, immense filet sous-marin destiné à piéger les poissons voyageurs de passage, en rapport direct avec l’activité de pêche originelle du lieu, La Madrague en majuscule a fini par se constituer hors de l’eau une solide réputation de station balnéaire et de cadre paradisiaque pour ébats épicuriens d’une jeunesse dorée pied-noir ivre d’exotisme bon marché en pays d’Islam. Devenue El-Djamila après l’indépendance du pays, «la Belle» continua de cultiver invariablement sa légende naissante, avant de se spécialiser finalement dans le difficile rôle de haut lieu de représentation diplomatique de l’art culinaire algérien lié à la mer, à coups de «sauces crevettes» relevées, de sardines «beddersa » bien de chez nous, chez ses «Sauveur» «Club Nautique» et autres «Poséidon». Paradoxalement, c’est depuis que l’Etat algérien a décidé de mettre les grands moyens pour conforter la dimension de havre de plaisance terrestre et maritime du lieu, que le site connaît une descente aux enfers dont les habitants et les habitués du lieu viennent tout juste de découvrir l’horrifiante et tardive réalité. Ils se sont retrouvés piégés à leur corps défendant dans une immense madrague humaine de filets posés par des mains occultes qui veulent les punir de leur originel péché, celui de continuer à penser et soutenir vaille que vaille qu’«El- Djamila» mérite un autre destin que celui de devenir un vulgaire «madrag», c’est-à-dire un lugubre ghetto pour épaves humaines d’un ordre social intégriste rampant, qui recycle vers la périphérie des espaces déclarés « extra-territoriaux » la luxure et la perdition, dont «El- Djamila» semble coupable à leurs yeux d’être l’ostentatoire et provocante dernière vitrine. En effet et après avoir réussi à imposer leur dictat rigoriste à la quasi-totalité des wilayas du pays, les tenants de l’ordre mafio-intégriste ont décidé, en ces temps de turbulences majeures, de frapper fort et aux portes d’Alger ! Le prétexte : une rixe ayant malheureusement été suivie de mort d’homme. Comment en est on arrivé là ? Retour sur l’histoire d’une modeste madrague coloniale pour poissons en mal de liberté, devenue par la force des choses, gigantesque madrague et inextricable nasse, reflet fidèle et expression concentrée dans l’espace et dans le temps, de l’impéritie et de l’indigence du mode de gestion pour le moins criminel de nos territoires les plus attractifs
Un lieu et des histoires La première madrague de pêche installée dans la région de Aïn Benian (ex-Guyotville) date de 1870 au lieu-dit Ras Knater, devenu par corruption coloniale Ras Acrata. Cette madrague devait faciliter l’implantation des deux villages de pêcheurs que le comte Guyot, directeur de l’Intérieur au Gouvernement général, avait décidé d’implanter en 1845 au lieudit «Aïn Benian» (auquel il donna plus tard son propre nom) et à Sidi Ferruch. Pour conforter cette vocation économique souhaitée du lieu, une deuxième madrague fut installée en 1899 à mi- distance entre la pointe de Sidi Ferruch et Ras Acrata. Ces pêcheries traditionnelles fixes (madragues) furent vite abandonnées en raison de leur coût d’exploitation exorbitant, de la découverte de techniques modernes de pêche plus adaptées, mais surtout du changement de vocation économique de la région qui vit l’activité agricole représentée par la culture du chasselas (raisin de table précoce) supplanter et reléguer toutes les autres activités au second plan. Le sort du lieu en fut jeté. En effet et dès 1875, les vignobles s’étendaient déjà du Cap Caxine à la sortie Ouest actuelle de Hammamet, jusqu’à Zeralda mais grâce à de minutieuses sélections et au climat exceptionnel, le chasselas de Guyot-ville appelé «pricous» par nos parents (précoce) conquiert très vite la première place. C’est ainsi qu’en 1948, Guyot-ville comptera au total 650 hectares de chasselas fournissant près de 20 000 quintaux de raisin de table et près de 250 hectares de vignes à vin, produisant 4 600 hectolitres. Simultanément, la culture maraichère de primeurs se développe couvrant près de 500 hectares. Ces légumes sont souvent plantés entre les rangées de vigne et la terre constamment retournée et fumée ne s’épuise pas ; elle fournit ainsi jusqu’à trois récoltes par an. La culture fruitière prend aussi à cette époque quelque expansion : plus de 50 hectares d’orangers, mandariniers, citronniers, néfliers, amandiers et figuiers sont disséminés ça et là pour casser le monopole de la culture du chasselas. C’est le développement de ces cultures qui fut à l’origine d’un phénomène social important : l’afflux vers cette zone du pré-Sahel algérois d’une main-d’œuvre musulmane presque toute originaire de l’espace territorial en forme de triangle formé par les villes de Béjaïa- Yakouren-Azzefoun. Favorisé par des filières de recrutement villageoises très actives au lendemain du dur séquestre colonial qui frappa et dépeupla cette région punie d’avoir participé à l’insurrection de 1871, cet exode massif finit par conférer aux premières vagues de peuplement non européennes de la ville, une unité sociologique particulière. La colonne «population indigène » des statistiques communales pouvait dès lors se noircir rapidement : de 91 sur 3 507 habitants en 1906, cette composante comme on l’appelait à l’époque passa rapidement à 1008 sur une population totale de 5 065, vingt ans plus tard en 1926. Avec un tel «boom» économique, les colons pouvaient s’offrir le luxe d’un lieu de plaisance en rapport avec leur prospérité affichée. Il faudra attendre la construction du petit port de pêche et la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour voir s’installer définitivement la vocation de villégiature du lieu, qui, avec Fort-de-l’Eau à l’est de la capitale, s’imposèrent comme les deux stations balnéaires les plus courues de l’establishment pied-noir à la veille de l’Indépendance. La réputation du lieu était tellement liée à la «dolce vita» qu’elle dégageait de près (pour les Européens) comme de loin (pour «les indigènes»), que quand il fallut débaptiser la connotation par trop coloniale du lieu, la dénomination d’El- Djamila (la Belle) s’imposa d’elle- même. C’était du temps où El- Djamila alignait une brochette d’enseignes toutes aussi prestigieuses les unes que les autres, dont la seule vue extérieure vous permettait de faire, sans visa et sans billet d’avion, le tour du monde : au «San Remo» vous étiez déjà en Italie, à la «Baie d’Allong» tapissé de part en part par des bambous géants, vous débarquiez au Vietnam sans la guerre qui y faisait rage à l’époque, avant de vous retrouver sans transition au pays ennemi de l’Oncle Sam, au «California». Vous pouviez aussi longer «La Riviera», y savourer au passage la belle vue sur mer de «Guinguette» face au «Grisbi» avant d’atterrir à l’«Eden» chez Saïd Ouachour, où vous aviez une chance sur deux de croiser le grand Dahmane El Harrachi en grande tenue «belda», vous remercier d’avoir consenti à raviver son mégot «Afras» presque toujours à demi-éteint. Au-dessus du port trônait comme une couronne l’établissement «Chez Sauveur» mondialement connu pour la sauce piquante crevette que l’un de ses cuisiniers mit au point à la fin des années soixante. A partir d’une certaine heure, dont il était le seul à connaître le secret, cet aubergiste philosophe apprécié de tous ouvrait le rideau d’une magique soirée sans nuit, en empoignant sa guitare pour faire pleurer sous les notes gémissantes d’«El menfi» ou faire danser tout «son monde» sous celles plus entraînantes de son ami Salah Saadaoui. Pour les enfants insouciants que nous étions alors, les criques désertes d’El-Djamila devinrent rapidement les lieux magiques de nos écoles buissonnières. Adolescents plus exigeants et rêveurs les yeux ouverts, nous attendions de longues heures pour voir passer les mythiques cohortes de jeunes filles suédoises qui écumaient, dès le début des éclosions printanières, les espaces situés entre l’«Hôtel Méditerranée» et la «Grande Plage». C’était du temps où nous nous suffisions en guise de petit déjeuner d’une corbeille d’oursins roses cueillis au petit matin sur le plongeoir de la «Céca» à la plage «Fontaine», à midi de ragout de patates «Coumiti», façon qu’avait ma défunte mère de remercier le Comité de gestion de produire de belles pommes de terre pour nourrir ses nombreux et exigeants bambins. Dans l’après-midi, aux environs de quatre heures à l’heure de l’arrivée des chalutiers, nous étions déjà arc-boutés sur l’unique quai du port à déguster les crevettes royales crues du premier casier débarqué, offertes par les généreux pêcheurs contents d’accoster pour la nième fois et de retrouver la terre ferme. En rentrant à la maison, repus de nourritures terrestres et marines saines, nous nous permettions le luxe artistique d’une halte magique à l’angle du «San Remo» pour écouter les notes de jazz très caractéristiques sortant du saxo de «Billy Hamani» le mythique saxophoniste algérien, célibataire endurci, arraché trop top à sa «khelwa» et à ses nombreux admirateurs. Le soir, nous étions sûrs d’être les témoins désarmés d’un des nouveaux épisodes du combat épique, solitaire et perdu d’avance que livra mon défunt père, chef de cultures au Domaine Mahieddine Ali jusqu’à sa retraite en 1975, contre la bureaucratie de l’OFLA qui laissait pourrir dans ses magasins d’expédition des tonnes de produits maraichers primeurs, attendus pourtant avec impatience sur les marchés de Marseille et de Sète. Débarqué en ces lieux en 1925 à l’âge de 14 ans, mon défunt père, qui s’est éteint il y a un an à l’âge de 101 ans, sentait déjà le vent tourner, instinctivement : Aïn Benian et dans son sillage El Djamila commençaient déjà à être livrés aux prédateurs qui n’étaient intéressés que par une seule de ses innombrables richesses : son fabuleux portefeuille foncier…
La longue descente aux enfers : de l’anarchie urbaine au ghetto Pour avoir une idée de cette longue descente aux enfers (mes amis du Club de plongée de l’ex-Grande-Plage parleraient de descente en apnée) en réalité de la lente agonie du site d’El Djamila, un seul geste : prenez une photo du port d’avant 1980 et postez-vous sur la falaise au-dessus du port à la sortie du «Yasmina». L’ampleur du massacre urbain est saisissante ! Ahurissante ! Adieu les mille hectares de coteaux de chasselas qui enserraient et enlaçaient jusqu’aux années 1980 la ville ! Adieu les primeurs et même les magasins d’expédition qui furent pour un temps reconvertis en florissantes usines textiles, ayant donné une identité économique intermédiaire à la ville. El Djamila, qui continue de préserver son initial urbanisme balnéaire de «bas étage», est quasiment encerclée par des masses sans visages d’horribles bâtiments dont certains alignent des emboîtements de cubes de béton qui culminent à quatorze étages. Une hérésie en ce lieu classé zone 1 par les spécialistes du génie sismique. La double voie express dont la réalisation est en cours, entre l’Enfer livré aux gémonies d’Aïn Benian et le Paradis hyper-surveillé du Club-des-Pins, peine à libérer son emprise sur terre. Sa réalisation tardive semble compliquer démesurément la résolution de la solution pour laquelle elle a été initialement programmée. En attendant, les automobilistes de plus en plus nombreux résidant à Aïn Benian ou de passage apprennent à patienter sur les trois principaux accès de la ville, à la manière des dizaines de milliers d’automobilistes au check-point de Boudouaou sur l’autoroute Est- Ouest. Mais revenons à El-Djamila. Il est important de signaler que depuis les importants aménagements du port et surtout de l’ouverture de ses immenses espaces de stationnement, le lieu a retrouvé une attractivité touristique populaire, qui a en priorité profité aux milliers de jeunes des quartiers urbains déclassés de la couronne métropolitaine algéroise, tous contents de retrouver un espace ressemblant à celui qui est enfoui dans leurs rêves fous de harragas en sursis. Après avoir été à la fin du siècle dernier un important point d’arrivée clandestin d’armes pour les maquis terroristes, voilà que le port d’El- Djamila «s’enrichit» d’une nouvelle et innovante activité : les activités des voitures de jeunes délinquants toutes transformées, à la barbe de la police des lieux, en bars ambulants. Le commerce et la consommation de drogue entre les abris sous roche des immenses rochers confortant les nouvelles jetées trouvèrent également en ce lieu un paradis inespéré pour y domicile leurs activités. Paradis «dormant» il y a quelques années du terrorisme, aujourd’hui rare lieu où l’Etat permet encore (jusqu’à quand !) le commerce de l’alcool, et ses ventes concomitantes (la prostitution et la drogue), voilà ce qu’est devenu à tir d’aile de la Résidence d’Etat du gouvernement du Club-des-Pins, «cité interdite pour raison d’Etat», comme l’a justement dénommée notre ami Hammouche dans une récente et inspirée chronique, la «Djamila» station balnéaire interdite d’accès pour raison de «non-Etat». En confiant à la délinquance habillée de rigorisme, adepte déclarée ou inconsciente de l’ordre de l’abstinence, le soin de prendre durablement le relais de la défense suspecte momentanée des commerçants, résidents et habitués des lieux, légitimement excédés par la descente aux enfers de ce petit havre de l’Algérois, l’Etat prend la lourde responsabilité de la mise en place d’espaces de souveraineté partagée qui seront demain les points de départ d’actions visant sa propre survie. «Ici, c’est la Côte-d’Azur, avec le piment en plus», a écrit un jour sur le livre d’or du restaurant le «Poséidon» situé dans l’enceinte du port d’El Djamila, une grande personnalité française particulièrement heureuse du festin «made in Algéria» auquel il eut droit lors de sa visite il y a quelques années sur le lieu. Invité d’honneur de Zidane à l’occasion du tournoi de futsal qui s’est déroulé en 2009 à la Coupole, le plus grand cuisinier de poissons du monde Jacques Le Divellec, auteur du mythique Larousse des poissons et Crustacés et A table avec Moïse, Jésus et Mahomet, demanda à faire un tour à La Madrague. A la lecture du menu, le fin connaisseur de poissons qu’il est reconnut les siens (en cuisine seulement !) : sardines à volonté, en entrée, en plat de résistance et en dessert sous forme «grillée à la braise» «beddersa» et de «beignets ». Quand Le Maître demanda la recette de la «dersa», Liès, Akli et Titouh, personnages espiègles et mythiques du lieu qui veillaient au grain et au cumin, se dévisagèrent, ravis d’avoir réussi leur coup. La farce était bonne, au sens propre et figuré !. Ils répondirent, presque en chœur : «Elle est secrète, notre recette Monsieur Le Divellec, et elle est bien de chez nous !» Avec de telles références choisies parmi des centaines d’autres tout aussi exquises, n’est-il pas possible à l’Etat algérien d’élever El Djamila, située à distance d’un coup d’accélérateur de tous les centres névralgiques du pouvoir, au rang de «haute représentation diplomatique», surveillée comme doit l’être une institution, un espace républicain s’acquittant d’une mission d’intérêt national ! Ou faudra-t-il pour cela attendre, qu’à Dieu ne plaise, l’assassinat crapuleux d’un diplomate ou plus grave d’un ambassadeur amoureux à en mourir de la «sauce Sauveur» ou d’une salade de poulpe dégustée avec un bon verre de Sang du Christ… bien de chez nous !



Source: le soir d'Algérie du 19/09/2011 par Par Mhand Kasmi

1 commentaire:

  1. magnifiques souvenirs des plages de la madrague clib des pins moretti et sidi-ferruch bravo au narrateur

    RépondreSupprimer